Quand un magnétiseur de Fribourg bâillonne la télévision suisse
Une enquête de la RTS mettant en cause l’illustre guérisseur romand Denis Vipret vient d’être dépubliée, à la suite d’une action en justice de l’intéressé. Devant nos yeux ébahis se joue une pantomime suisse, dénoncée depuis des années par les défenseurs de la liberté de la presse: la censure légale, mesure superprovisionnelle pour les intimes.
Vous l’avez sans doute vu, en tout cas je l’espère pour vous parce que sinon il est trop tard. Le 6 juillet dernier, l’émission «Vraiment» de la RTS a diffusé une enquête accablante sur Denis Vipret, l’illustre magnétiseur-paysan de La Broye, connu comme le loup blanc en Suisse romande, qui aurait selon ses dires soigné Zidane ou Depardieu.
- Un premier sujet présentait les témoignages de cinq femmes ayant eu recours à ses services et l’accusant d’attouchements sexuels lors des séances, parfois doublés d’avances sexuelles explicites, voire d’agression sexuelle.
- «Si je me retiens pas, t’es foutue», aurait-il par exemple susurré à une cliente, après lui avoir fait subir des attouchements sous les vêtements. Les autres témoignages sont de la même eau.
- L’un des cinq témoignages a donné lieu à une condamnation définitive en mai 2024 à Fribourg: 2000 francs d’amende, pour «désagréments causés par la confrontation à un acte d’ordre sexuel».
Toujours d’après la RTS, une nouvelle plainte pénale a été déposée à Fribourg. Précisons que dans l’attente d’éventuelles condamnations, le magnétiseur broyard, qui a refusé de répondre aux journalistes de la chaîne, est présumé innocent. Précisons aussi que d’un point de vue déontologique, les guérisseurs exercent dans une zone grise, contrairement aux soignants professionnels.
D’après un second sujet de la RTS, lui aussi retiré, nombre de déclarations de Denis Vipret, selon lesquelles il aurait pris en charge des sportifs renommés comme le patineur Stéphane Lambiel, et collaborait avec des clubs de foot comme le Real Madrid, sont sujettes à caution – impossibles à confirmer ou même réfutées par les intéressés.
Petit cours d’escamotage
Le guérisseur star, 60 ans, revendique 800 à 1000 patients par mois (avec une séance affichée à 50 francs), reçus dans son immense ferme de Léchelles ou dans des hôtels romands où il organise des tournées à la Mesmer, et sponsorise une marque de produits phytosanitaires qu’on imagine lucrative. Il vient d’initier une riposte judiciaire, elle aussi salée.
C’est ainsi qu’une juge du tribunal d’arrondissement de Lausanne a contraint mardi la RTS à retirer ses publications récentes mettant en cause Denis Vipret. Une semaine après sa diffusion, l’enquête de «Vraiment» est désormais inaccessible. Ne restent, ça et là, que des articles de reprise assez succincts, dont certains ont aussi été retirés. Denis Vipret, qui se dit victime de «menaces de mort», a également porté plainte contre X après avoir retrouvé son portail ouvert.
On dit parfois qu’il n’y a pas de fumée sans feu: maintenant que la justice est passée, ne reste que la fumée…
Et voici comment un sujet tout à fait solide, à l’intérêt public indiscutable, diffusé sur une chaîne de service public, se voit proprement escamoté. Le tour de passe-passe forcerait presque l’admiration. Pas sûr, en revanche, que les victimes déclarées du magnétiseur goûtent l’exploit. Du côté de la RTS, on évoque une quinzaine de témoignages supplémentaires reçus après la diffusion de l’enquête.
Personnalité 1 – 0 information
Comment en est-on arrivé là? Une blague de juriste voudrait que le code pénal soit conçu pour empêcher les pauvres de voler les riches, et le code civil pour permettre aux riches de voler les pauvres. J’ignore si c’est vrai, mais force est de constater que le code de procédure civile suisse comporte au moins une disposition qui, appliquée à la presse, profite davantage aux puissants qu’aux citoyens lambda.
Cette disposition, dite de mesure superprovisionnelle, prévoit la possibilité pour un juge de prendre en urgence une mesure visant à prévenir un préjudice. S’agissant des médias, et donc de l’interdiction de publier ou diffuser un article susceptible de porter atteinte à la personnalité, le législateur a prévu quelques garde-fous:
- Il faut que l’atteinte cause «un préjudice grave»,
- qu’elle ne soit «manifestement pas justifiée»,
- et que la mesure «ne paraisse pas disproportionnée».
A l’origine, une telle mesure ne pouvait être prise qu’en cas de préjudice «particulièrement grave», mais un député de Glaris, avocat PLR de son état, s’est mis en tête en 2021 de laisser tomber le «particulièrement» – un préjudice grave suffira. Cette idée selon lui «purement théorique» a été votée malgré les levées de bouclier de la presse, et c’est ce droit qui s’applique depuis le 1er janvier 2025.
Une procédure sommaire…
Là où tout cela devient fascinant, c’est qu’une mesure superprovisionnelle (qui est une version musclée de la mesure provisionnelle, je vous passe le détail) est prise sans que le média visé n’ait même à être entendu. Dans les faits, le requérant, outré de voir ses combines exposées au grand jour ou peiné de voir son nom injustement sali, saisit par lettre d’avocat un tribunal civil pour prévenir une atteinte imminente ou en cours à sa personnalité. Il y a urgence réputationnelle, comprenez.
Il revient alors au juge, seul et dans la précipitation, sur la seule base d’un courrier gratiné d’avocat rodé au droit de la presse, de déterminer s’il faut interdire la publication. Pas d’autre information pour statuer, pas de contradictoire, pas d’audition du média, pas de concertation avec d’autres magistrats, rien. Si la mesure superprovisionnelle est prise, le journal en est informé par courrier recommandé, et basta, tout doit disparaître.
Quant au jugement sur le fond, il aura bien lieu mais en son temps, c’est-à-dire des semaines ou des mois plus tard. Cerise sur le gâteau, il est le plus souvent impossible pour le média censuré d’évoquer la procédure en cours, tant qu’elle n’a pas été jugée sur le fond. Le requérant, lui, est libre de s’exprimer comme il l’entend.
… mais un bâillon efficace
«C’est comme si les règles du jeu étaient déséquilibrées», dénonçait l’avocat et conseiller national Vert Raphaël Mahaim en novembre dernier, lors des Assises Presse & Démocratie 2024 où ce sujet figurait à l’ordre du jour. «Les juges se disent ‘c’est plus confortable de tout bloquer et de réfléchir, que de laisser partir et ensuite de devoir ramer derrière des dégâts’. […] Il est dans une position forcément conservatoire.»
L’un des avocats de Denis Vipret, Nicolas Capt, bien connu dans la place de Genève pour son expertise sur de telles procédures, intervenait lui aussi à cette occasion. Il y défendait le point de vue selon lequel, en substance, les abus existent mais après tout, ce qu’a voulu le législateur ne peut être tout à fait mauvais. Je crains de ne pas partager cette opinion, certes experte, mais nécessairement entachée de quelques liens d’intérêt.
Vu le nombre d’affaires de ce type, il me semble quant à moi que les garde-fous prévus par la loi ne gardent pas grand-chose. Pour les médias confrontés à de tels obstacles, le travail supplémentaire engendré, les frais d’avocat, la perte de maîtrise sur la production éditoriale, le risque de condamnation, sont des nuisances majeures au sein d’un secteur déjà fragilisé.
De la sensibilité helvétique
Par ailleurs, une enquête journalistique digne de ce nom nécessite souvent des mois de travail, de collecte de témoignages, de recoupage des informations, le tout en prenant soin de jauger de l’intérêt public et de contacter la personnalité mise en cause dans un délai raisonnable pour lui permettre de produire sa version des faits. Les journalistes ne peuvent pas faire l’économie du contradictoire, eux. Informée de la publication prochaine, la personne contactée aura alors tout loisir d’essayer de censurer légalement ladite enquête, moyennant un bon avocat.
Si vous voyez une disproportion là-dedans, je ne peux que tomber d’accord avec vous. Sachez aussi que c’est une spécificité helvète, du genre dont on ne se vante guère, pas comme la fondue ou l’horlogerie, plutôt comme le secret bancaire. Ou peut-être, allez savoir, le Suisse a-t-il une personnalité plus sensible que le Français, le Belge ou l’Anglais?
Bref, nous avons affaire à une procédure-bâillon, dénoncée depuis des années par les médias et les associations de défense de la liberté de la presse comme Reporters sans frontières. En vain. Si j’avais mauvais esprit, j’en arriverais à penser que nos élites politiques se méfient des médias qui publient de vraies enquêtes.
Un dernier pour la route
Ce genre d’épisodes n’est pas rare, loin s’en faut, tous les médias vous le diront — Heidi.news inclus. Un exemple récent? En avril, l’émission «36.9» de la RTS a publié une excellente enquête sur un psychiatre spécialiste du burn-out, qui arnaque ses patients via de coûteux séminaires. Peu après la diffusion, une mesure superprovisionnelle frappe l’émission, qui doit masquer le nom de la méthode employée, au motif qu’elle permettrait d’identifier le médecin mis en cause.
«C’est tellement chronophage, ça nous prend toutes nos soirées, nos week-ends», peste Isabelle Moncada, productrice de l’émission, qui n’hésite pas non plus à parler de procédure-bâillon. «Une procédure comme ça, c’est une gêne énorme, et pendant ce temps il faut continuer à produire. Et ça représente un enjeu financier important, même pour la SSR, et a fortiori pour des médias de plus petite taille.»
A ce jour, la procédure est toujours en cours. Et vous ne connaîtrez pas le nom de ce psychiatre décrit comme un manipulateur patenté, quand bien même cette information est à l’évidence d’intérêt public. En attendant, je vous conseillerais juste d’éviter les séminaires contre le burn-out.
Chef d'édition
Après un début de carrière dans la défense aérienne, puis un détour par la linguistique et les sciences cognitives, Yvan Pandelé a exercé comme journaliste scientifique dans la presse médicale française. Embauché en 2019 à Heidi.news comme journaliste santé, il a traité les sujets brûlants de la pandémie avant de devenir chef d'édition, en charge d'éditer et de piloter les Explorations.